1914 : Naissance du Journal de Radiologie

En janvier 1914 paraît le premier numéro du Journal de radiologie et d’électrologie (fig. 1), revue médicale mensuelle éditée par Masson1. Il est publié par un comité de dix membres ; son secrétaire général est J. Belot. Les membres de ce comité ont été les pionniers de la radiologie en France ; ils en resteront les dirigeants pendant trois décennies. Les liens entre le Journal et la Société de Radiologie2 sont évidents : J. Belot est le président de la Société et le restera jusqu’à 1920 ; G. Haret, membre du comité, est le secrétaire général de la Société depuis 1909 et le restera jusqu’à 1928. On peut remarquer que le Journal ne prétend pas, à cette époque, être national : tous les membres du comité sont parisiens. Il y a néanmoins une liste impressionnante de collaborateurs de toute la France, mais aussi de plusieurs pays étrangers.

Le sous-titre même de la nouvelle revue est signifiant : revue médicale mensuelle. La radiologie, n’ont cessé de marteler Antoine Béclère et ses élèves, est une discipline médicale : on ne saurait l’abandonner aux physiciens ni aux photographes3. Dès ce premier numéro, le rôle du radiologue est précisé par J. Belot, secrétaire général du comité, auteur du premier mémoire original : le radiologue est responsable des indications et des techniques de ses examens, il en discute d’égal à égal avec le clinicien prescripteur. « [Le clinicien], écrit Belot, pose le problème à résoudre ; le radiologiste, après l’avoir étudié, choisit la méthode susceptible de lui donner la meilleure solution […]. La discussion de cas conduit presque toujours au diagnostic exact. »

Le sommaire de ce premier numéro (fig. 2) montre bien la polyvalence de ces radiologues de première génération. Ils se veulent radiodiagnosticiens, radiothérapeutes, électrologistes mais aussi physiciens. Le numéro contient un article de Belot intitulé « La radiographie des maxillaires et des dents », une note technique sur le traitement local des adénites par les rayons X, un article de L. Delherm et A. Laquerrière, « L’électricité dans le traitement des maladies infantiles » et un article de physique de haut niveau de H. Guilleminot et A. Zimmern, « Sur la nature des rayons X ». Remarquons que l’électrologie fait partie du domaine revendiqué par les fondateurs du Journal : elle est inscrite dans l’intitulé même de la nouvelle revue. Il y avait, depuis plusieurs décennies, de nombreuses revues d’électrologie, elles ont essayé d’annexer la radiologie. Les responsables du nouveau journal se veulent d’abord radiologues mais ils n’entendent pas se laisser déposséder de la discipline électrologique.

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Dès ce premier numéro, les ambitions des responsables du Journal sont claires : compétence indiscutée, nécessité de la recherche, importance de l’innovation. Avec force schémas et formules mathématiques, J. Belot décrit les méthodes classiques d’examen des maxillaires et des dents, ainsi que les appareillages nécessaires à leur réalisation (fig. 3). Il les critique et donne les résultats de ses propres recherches. Et d’abord, cette discipline radiologique, il faut l’enseigner. Béclère a bien organisé un enseignement pratique dans son service hospitalier, mais il faudra attendre plus de trente ans pour qu’une chaire de radiologie soit créée à la Faculté de Médecine de Paris ; il y en a déjà une à l’École française de stomatologie et c’est J. Belot qui en est le titulaire. « Cela montre, écrit-il, l’importance qu’attachent [à la radiologie] quelques esprits éclairés. Un enseignement complet ne saurait s’en passer ».

Certes, les fondateurs du nouveau journal se veulent surtout les maîtres à penser de la radiologie française, mais ils sont largement ouverts sur le monde. Le Journal rend donc compte de plusieurs congrès européens, analyse livres et articles, en particulier d’Allemagne et d’Autriche, mais aussi d’Angleterre, de Belgique, d’Italie, de Cuba, d’Égypte, des Philippines et des États-Unis. Remarquons toutefois qu’on est très loin, en 1914, de la prééminence américaine. Notons aussi que commencent à paraître des livres français de radiologie : Précis de radiodiagnostic de F. Jaugeas, Technique radiothérapique de H. Bordier, Technique des rayons X, d’A. Hébert.

La technique est omniprésente. Une note décrit une sonde urétérale opaque. Surtout, les publicités vantent les produits des innombrables firmes fabriquant des appareillages radiologiques ; dans les décennies suivantes, elles vont se regrouper, se concentrer, jusqu’à la disparition pratiquement complète de l’industrie radiologique française, après fusion avec une firme américaine. La Maison Rouselle et Tournaire consacre une pleine page à la publicité de ses appareils radiologiques et électrologiques (fig. 4). La Maison L. Drault & Ch. Raulot-Lapointe vante son contact tournant (fig. 5). Remarquons que les radiologues sont souvent partie prenante parmi les fabricants : Raulot-Lapointe est radiologue ; Guilleminot fait de la publicité pour ses plaques radiographiques. Les fabricants de produit de contraste, eux aussi, ont des placards publicitaires : le bismuth Desleaux se maintient en suspension et met à l’abri des accidents (fig. 6).

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En 1914, on connaît déjà bien les dangers des rayons X et on est certain de la nécessité d’une protection. Il y a déjà des martyrs. Le numéro 1 du Journal publie la nécrologie de Charles Lester Leonard, qui a été président de l’American Roentgen Society : « Comme la plupart qui n’ont pas songé à se prémunir contre [les rayons X], il fut atteint de lésions graves. On dut lui amputer successivement les doigts, puis la main et enfin le bras, sans que les mutilations successives aient réussi à arrêter l’évolution du mal ».

Jusqu’en août 1914, le Journal continue, dans le même esprit de qualité et de précision, à explorer tous les domaines de la radiologie et de l’électrologie. En radiodiagnostic, il s’intéresse aux adénopathies médiastinales, à l’examen du tube digestif par le sulfate de baryum (fig. 7), à la radiologie de l’œsophage grâce à diverses préparations à base de carbonate de baryum en fonction de la texture souhaitée (cachet, capsule, bonbon au chocolat, lait, crème épaisse), à l’examen du rectum et de l’anse sigmoïde grâce à un mélange de bismuth et de vaseline, à la mise en évidence du bord inférieur du foie par insufflation colique, à la lithiase urétérale, à la pyélographie grâce à certains produits de contraste non dépourvus de dangers. En radiothérapie, le Journal étudie le traitement des tumeurs par les substances radioactives, la radiothérapie des tumeurs hypophysaires, la guérison du mycosis fongoïde par les rayons X. En électrologie, le Journal décrit le lavement électrique, expose l’électrothérapie du lupus, de la goutte, des ankyloses. Les analyses d’articles et de livres sont de plus en plus nombreuses et détaillées. Les progrès techniques sont de plus en plus présents : Oudin et Cottenot, par exemple, présentent une nouvelle table (fig. 8).

fig 7 8

Les suppléments du Journal sont en général d’un grand intérêt. Alors que le contenu du Journal lui-même est purement scientifique, les suppléments convient les radiologues à des congrès et à des réunions, sont riches en petites annonces et en publicités. Ils permettent donc au lecteur d’aujourd’hui d’insérer la communauté radiologique dans le monde environnant. Pourtant, à leur examen, de janvier à août 1914, rien ne permet de présager le drame qui, après l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914, va plonger l’Europe dans un conflit sanglant. Imperturbablement, les suppléments annoncent le Congrès de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences du 27 juillet au 3 août au Havre, le VIIe Congrès International D’Electrologie et de Radiologie Médicale à Lyon du 27 au 31 juillet avec la participation d’Albers Schönberg, de Hambourg, la réunion de la British Medical Association du 27 au 31 juillet, le deuxième voyage d’études de la Société Allemande de Roentgen, du 14 au 19 septembre.

2 août 1914 : c’est la guerre. Le numéro d’août 1914 est sous presse. Il n’y aura pas de numéro de septembre. Le Journal ne reparaîtra qu’en mai 1915. « Malgré les événements terribles au milieu desquels nous vivons, nous avons décidé de continuer la publication du Journal de Radiologie […]. Certes, c’est une tâche difficile que nous assumons, mais elle est nécessaire. […] Tous nos collaborateurs sont aux armées ». « Où sont nos collaborateurs ? » titre en effet le supplément de mai 1915 qui donne aussi la liste des centres radiologiques et physiothérapiques des 21 régions militaires. C’est Antoine Béclère qui dirige celui de Paris. Laquerrière dirige celui de Rennes, Delherm celui de Toulouse, Ledoux-Lebard celui de Tours. Haret, Aubourg, Belot sont médecins-majors de 2e classe. De mai 1915 jusqu’à la fin de l’année 1918, le Journal donne bien l’image d’une nation en guerre, entièrement dressée contre l’ennemi. Les numéros sont plus rares et moins fournis. Le Journal n’échappe pas au conditionnement de l’opinion publique par la presse, visant à conduire le citoyen à mépriser et à haïr l’ennemi et à glorifier la patrie. « À une époque où les pays de langue allemande commencent à se rendre compte de l’insuccès de leur tentative criminelle, il importe que les radiologues et les éclectrothérapeutes français montrent à leurs collègues étrangers la valeur et la puissance de la science française ». On en vient à s’excuser d’avoir accordé tant d’importance aux travaux allemands. « Certes, en Allemagne et en Autriche ont pris naissance des centres importants pour la radiologie mais, quand on y réfléchit un  peu, on finit par se demander si l’enthousiasme avec lequel nous avons accueilli les travaux étrangers était bien légitime ! Que de non-valeurs, d’incertitudes, de conceptions erronées, à côté de quelques publications intéressantes ! Il semble que déjà, sur le terrain scientifique comme plus tard sur le champ de bataille, l’Allemand ait cherché à nous écraser par le nombre. » « Chacun sait que la radiologie a eu son berceau dans les Empires du centre. L’énorme publicité faite par les Austro-Allemands, appuyée par quelques radiologues de valeur, a pendant longtemps fait croire à l’étranger qu’il fallait aller en Allemagne ou en Autriche pour apprendre la radiologie, pour trouver les appareils nécessaires à son application. Déjà, avant la guerre, nous avions commencé à lutter contre ce courant en publiant ce Journal. Nous nous efforcions de montrer à tous que la radiologie française ne le cédait en rien à la science allemande. […] Plus que jamais, il faut que nous montrions aux Neutres ce que vaut notre spécialité ». « L’Allemand avait, sous ses dehors scientifiques, industrialisé l’électrologie et voulait nous faire croire qu’il avait découvert quelque chose de nouveau. Nous commencions à nous laisser prendre à ce jeu facile ». « Nous fournissons aux Allemands la plupart des idées qu’ils exploitent comme autant d’inventions originales, cela tout simplement parce qu’ils possèdent au suprême degré le talent de la réclame et excellent à répandre partout le nom de leurs compatriotes ». On n’hésite pas à parler de « servitude germanique ».

 

Disparaissent donc de la rubrique « Analyses » les livres et les articles de langue allemande. À vrai dire, ce n’est pas seulement à cause de la désaffection française : les Allemands font le nécessaire pour éviter la diffusion de leurs journaux en France, de crainte d’avantager l’ennemi ; cette attitude est jugée sévèrement par les auteurs français, qui estiment que le progrès médical doit servir les blessés, quel que soit leur camp. La littérature américaine apparaît par contre en force, livres, journaux et publicités d’appareillages (fig. 9 et 10). Quant aux livres français, la plupart d’entre eux sont consacrés à la médecine, à la chirurgie et à la radiologie de guerre. C’est aussi à la radiologie de guerre que sont consacrés la plupart des articles scientifiques du Journal. « De quelle chirurgie s’agit-il la plupart du temps en campagne ? écrit Haret. La chirurgie des fractures et de la recherche des corps étrangers métalliques. Or, dans ces deux cas, l’examen radiologique est indispensable. ».

fig 9 10

Les techniques et les appareillages de repérage et d’extraction des corps étrangers sont innombrables : manudiascope, radioscopimètre, radiostéréomètre, trusquin repéreur, électro-vibreur (fig. 11). La méthode de Hirtz paraît être la plus efficace : il propose un mode de calcul « simple » (fig. 12) et met au point un compas (fig. 13).

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Les fractures font l’objet, elles aussi, de nombreux articles. On ne peut s’empêcher de frémir à la lecture de « Fractures méconnues de la colonne vertébrale chez les soldats enfouis ».

Les sujets autres que la radiologie de guerre ne sont pas négligés. Les variantes de la normale en radiologie osseuse, pourtant bien connues depuis longtemps par les anatomistes, paraissent être une découverte. Des articles sont consacrés au dépistage de la tuberculose, à l’aorte thoracique, au rein en fer-à-cheval, à la radiothérapie de la teigne, à la radiothérapie des néoplasmes abdominaux d’origine testiculaire, à l’actinothérapie en dermatologie, au traitement électrique des névralgies.

Les innovations techniques sont nombreuses. Belot présente une nouvelle table radiologique (fig. 14). Les premières installations biplan scopiques sont utilisées pour l’évaluation et la réduction des fractures. L’image sur support papier est proposée à la place des plaques : la qualité est aussi bonne, la lecture est plus facile, l’économie est réelle. On parle des écrans renforçateurs, des localisateurs, des diaphragmes, des films à émulsion, des régulateurs à étincelles et même des crayons radiologiques !

Le sujet principal reste tout de même la radiologie de guerre. Très vite, il a été décidé d’équiper des voitures radiologiques (fig. 15). Curieusement, le Journal ne parle pas à ce propos de Marie Curie et de sa fille Irène. On va bientôt aller plus loin que les voitures radiologiques. Avant le conflit, la doctrine qui prévalait était de transporter les blessés hors de la zone de combat pour qu’ils soient traités avec les moyens disponibles. Dès les premiers affrontements, on constate que le transport est cause de retards considérables et de lourdes pertes de vies humaines. On décide donc d’amener le médecin et le radiologue le plus près possible du front. Des ambulances sont équipées à cet effet de manière à pouvoir examiner et opérer sur place. Innovation importante : ce sont des  ambulances automobiles alors que les Allemands utilisent la traction animale, sous prétexte qu’on peut « remplacer plus facilement un cheval hors d’usage qu’un moteur avarié ». Dans la Marine, des navires-hôpitaux équipés d’appareillages radiologiques permettent d’examiner et de traiter les blessés évacués des Flandres ou des Dardanelles.
 

La collaboration entre radiologue et chirurgien, l’œil et la main, est donc devenue incontournable. Leur rôle respectif est bien précisé dans les articles du Journal de radiologie. « Il appartient au radiologue compétent de choisir en connaissance de cause les procédés les plus propres à établir le diagnostic ». « L’image radiologique […] existe en dehors du radiologiste. Le cliché peut être irréprochable, il risque néanmoins d’être inintelligible, sans valeur pour le diagnostic. »

 

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Fabriquer des appareillages radiologiques en nombre suffisant n’est pas une entreprise facile. Les constructeurs sont mis à contribution. Ils se heurtent au fait que le verre à faible teneur de plomb utilisé pour les ampoules à rayons X provenait des usines allemandes de Thuringe. Des recherches permettent de trouver une solution satisfaisante.

Le manque de personnel qualifié, médecins et manipulateurs, est lui aussi un problème majeur. À la mobilisation, il n’y a que 175 radiologues ; la plupart d’entre eux ne sont pas affectés dans des services de radiologie ; on organise leur mutation de manière qu’ils puissent servir dans des voitures radiologiques ou des ambulances radio-chirurgicales. Pendant toute la guerre est menée une politique active de formation de radiologues et de manipulateurs ; les dirigeants du Journal de Radiologie en sont les principaux acteurs. Il faut aussi, à partir de 1917, enseigner la radiologie de guerre aux membres du corps expéditionnaire américain ; c’est Ledoux-Lebard qui en est chargé.

Les résultats de la contribution radiologique au Service de Santé des Armées sont remarquables. D’août 1914 à mars 1915, Haret a examiné près de 2000 blessés. En mars 1917, sous la présidence de M. Justin Godart, sous-secrétaire d’État à la Santé, se tient une séance extraordinaire de la Société de radiologie pour faire le point sur le fonctionnement des installations radiologiques fixes et mobiles et sur les résultats obtenus. Le Journal de radiologie rend compte de manière détaillée de cette séance. Le secrétaire d’État et le président de la Société se félicitent l’un et l’autre de la collaboration entre pouvoirs publics et radiologues. « Vous savez quel intérêt j’attache particulièrement à la radiologie » dit l’un. « Grâce à votre initiative, répond l’autre, les soldats de France peuvent bénéficier des procédés les plus modernes de diagnostic et de traitement. Grâce à vous, la radiologie médicale a pu jouer le rôle qu’elle méritait. Vous avez ainsi réalisé un organisation radiologique qui n’a sa pareille nulle part ».

La radiologie a donc acquis une légitimité ; son utilité n’est plus contestée. Elle s’est perfectionnée : de nouvelles méthodes, de nouveaux appareils sont nés. Une organisation nouvelle a été mise au point. Les radiologues en profitent pour défendre leur point de vue. Béclère insiste à nouveau pour que les services de radiologie soient exclusivement dirigés par des médecins. On défend ainsi la nécessité de services centraux dans les hôpitaux, sinon « les spécialistes seront réduits à l’état de manœuvres ». Bref, comme le dira Belot, secrétaire général du Journal de radiologie et président de la Société de Radiologie, « la radiologie a acquis ses lettres de noblesse ».

 


1 - Une série d’articles retraçant l’histoire du Journal de radiologie (P Devred, J radiol 2009, 90, 255-7, 461-4, 549-52, 677-80, 776-9, 1026-9) est disponible en cliquant ici. L’objet du présent article est de revenir sur la fondation du Journal en 1914 et sur sa publication pendant la Grande Guerre.

2 -  A sa fondation en 1909, la société s’appelait Société de radiologie Médicale de Paris ; elle a changé son nom en 1913 pour celui de Société de Radiologie Médicale de France.

3 -  Tous les membres du comité de publication sont des élèves ou des proches d’Antoine Béclère. Plusieurs d’entre  eux ont fondé, sous sa présidence, la Société de radiologie 5 ans auparavant. On ne sait pas si le Béclère membre du comité de publication, dont l’initiale n’est pas donnée, est Antoine lui-même ou son cousin Henri, radiologue lui aussi, jouissant déjà d’une grande notoriété.